Être mexicain aux Etats-Unis, c’est vivre en permanence avec l’épée de Damoclès au dessus de la tête. C’est affronter le regard des autres, c’est encaisser le mépris des américains, c’est se faire rabaisser sous n’importe quel prétexte. C’est être accusé du pire parce qu’à leurs yeux on n’est jamais innocent.
J’ai vu le jour sur la côte ouest du Mexique, dans la sublime ville portuaire de Manzanillo. J’ai grandi auprès de mes parents, de Ricardo, mon grand frère, et de Leonardo, mon petit frère. Une famille mexicaine classique. Mon père faisait partie d’un gang, la Liga Mexicana, depuis plusieurs années. Mais Leo et moi, on en savait rien au début. Ca rapportait de l’argent à la maison, parce que les fins de mois étaient franchement difficiles et qu’il refusait que
Mamá travaille. Elle, elle était contre tous ses trafics évidemment, elle disait que ça nous donnait le mauvais exemple. Elle avait pas tort. Mais avec mon père, on a jamais son mot à dire.
Un soir, on a été forcés de passer la frontière pour rejoindre les Etats-Unis. J’étais petit à l’époque, Leonardo venait de fêter ses cinq ans. Mais je me rappelle avoir aussitôt compris quand Ricardo m’a dit que
Papá ne viendrait pas avec nous. Il s’est avéré que plusieurs membres du gang, dont mon père, sont tombés dans un piège de la police. Et
Papá a été incarcéré. Le chef de la Liga l'a porté pour responsable et accusé d'avoir trahi le gang. Ca pardonne pas, la trahison dans les gangs. Et la sentence est radicale : on t'élimine. En prison, mon père était en sécurité d'une certaine façon.
Mamá était effondrée. Ils étaient fusionnels tous les deux, mais elle allait devoir faire sans lui désormais. Peu après l'arrestation de mon père, ma famille a reçu des menaces venant du gang. Mon père était intouchable en prison, on était donc leur nouvelle cible, pour accomplir leur vengeance. Un ami de mes parents a conseillé à
Mamá de partir rapidement avant que l'un d'entre nous ne paye la dette de mon père à sa place. Il a tout organisé, et on s'est retrouvés à Evanston, près de Chicago.
Mamá a été obligée de commencer à travailler, ou plutôt à trimer : elle a été embauchée dans une usine où elle passait la plus grande partie de son temps. Elle partait très tôt le matin pour revenir tard le soir, là où elle trouvait encore la force de s'occuper de nous. Mais c'est Ricardo qui a pris soin de Leo et moi quand elle était épuisée.
On a grandi, menant notre petit train-train quotidien. Dès qu'il a eu quinze ans, Ricardo s'est mis à travailler après les cours au grand désespoir de
Mamá qui disait à qui veut l'entendre que ce n'était pas son rôle de ramener de l'argent à la maison. Mais il a toujours fonctionné comme ça, et je dois bien avouer que ça a résolu certains de nos problèmes.
Et puis un jour, on a frappé à la porte. Mon père était venu nous rejoindre aux Etats-Unis. Je m'étais habitué à son absence et le retour d'une autorité paternelle à la maison a été difficile pour moi. J'avais seize ans, je conduisais, et j'avais intégré un gang à mon tour, dans le plus grand des secrets. J'avais haïs mon père pour ça, car il avait détruit notre famille et anéanti
Mamá. Pourtant, j'avais tout de même suivi ses traces malgré moi. Ou presque : le Latino Power, le gang que j'avais intégré, faisait respecter les valeurs mexicaines aux Etats-Unis. Ils nous revalorisaient. Depuis qu'on était à Evanston, à l'école, je faisais partie des latinos du quartier pauvre. Et les autres, ces putains de gosses à papa américains, ils nous haïssaient. D'ailleurs, c'était réciproque et on passait notre temps à s'insulter, ou à s'ignorer dans le meilleur des cas. Pourtant, toutes les filles me tournaient autour. Celles de mon quartier évidemment, mais pas seulement. Les américaines aussi m'avaient dans le viseur. J'avais cette chaleur dans le regard, cette aversion de l’autorité qui les attiraient comme un aimant. J'ai vite su tirer parti de cet avantage.
Puis y'a eu cette exception. Cette fille qui a chamboulé mon coeur pour la toute première fois. Et qui a su le briser avec autant de soin qu'elle l'avait charmé. Elle était mexicaine aussi. Ca se passait bien entre nous. Vraiment. Mais cette
puta m'a trompé. Avec un connard de
gringo en plus. J'ai coupé les ponts. Depuis, j'enchaîne les nanas comme des objets de consommation que je jette aussitôt après. Plus question de m'engager. Plus question d'être humilié et de souffrir.
Quelques temps plus tard, le gang mexicain auquel mon père appartenait l'a retrouvé. Un soir, la police est venue trouver
Mamá, qui avait arrêté de travailler à la demande expresse de mon père quand il est revenu. Ce qu'on a appris cette nuit-là a marqué notre vie au fer blanc à jamais. Comme les tatouages que j'arbore depuis mon entrée au Latino Power.
Papá est mort. La Liga Mexicana l'a tué. Il avait donc payé sa dette envers le gang, et ma famille était censée être à nouveau en paix. En fait, c'est devenu un enfer.
Mamá se montrait forte devant nous, mais le soir, mes frères et moi, couchés tous les trois chacun sur notre matelas dans notre minuscule chambre qu'on partageait, on l'entendait pleurer pendant des heures. Et le matin à notre réveil, on la retrouvait souriante, le petit-déjeuner préparé pour nous tous.
Les temps ont été durs, Ricardo rapportait toujours de l'argent qu'il gagnait après les cours, et moi de mon côté, je dealais pour le gang. Je n'ai jamais touché à ce que je vendais, et
Mamá pensait que je travaillais comme Ricardo. J'adore réparer les voitures, mais étrangement, j’ai jamais pensé à faire carrière dans la mécanique. Du coup, ça me servait de couverture. On a tenu longtemps comme ça. Jusqu'à ce que les affaires au Latino Power commencent à m'impliquer un peu trop. J'étais tout jeune, fort, je savais me défendre, et surtout, j'avais l'âme d'un rebelle qui défiait toute autorité. J’étais exactement le type de profil qui attire les gangs. J’étais influençable, dans ma volonté de me démarquer. Beaucoup trop.
Le chef m'a confié une mission spéciale qui élèverait mon rang au sein du Latino Power. Je devais éliminer un de nos membres qui était en fait agent double pour nos rivaux, et je pourrais entrer au sein de l'élite. Même si j'étais conscient que faire partie d'un gang n'était pas un jeu, il était hors de question que je tue quelqu'un. Mais il était également hors de question que je n'obéisse pas à Alvarez. J'allais droit au mur, comme mon père, alors que petit, j'avais juré que jamais je ne marcherai dans ses pas. Là encore, j'ai commis une erreur qui aurait pu m'être fatale. J'ai cru que je pourrais m'en sortir tout seul. Trop de fierté pour demander de l'aide. Pour admettre que j'avais fait une connerie. J'ai pris la décision d'aller affronter Alvarez moi-même, avec tous les risques que ça comporte. Je lui ai dit que c'était fini, que j'arrêtais tout. Mais on la joue pas comme ça avec lui. J'ai payé directement les frais de mon arrogance : on m'a frappé, roué de coups, et pour finir, j'ai reçu le prix de ma semi-liberté. Le contact du métal brûlant sur la peau de mon dos, l'horrible odeur de chair brûlée. Puis plus rien. J'ai été laissé pour mort dans une ruelle complètement déserte.
Je suis pas rentré ce soir-là. Ricardo a fini par me retrouver. J'ai eu beau supplier, gueuler, il a tout balancé aux flics. J'ai dû donner les infos que j'avais, et on nous a intégrés à un programme de protection. Obligés de déménager. Encore une fois. Si la destination ne m’enchantait pas, j'ai pas eu mon mot à dire. Un patelin paumé du Mississippi : Silver Creek, 206 habitants. Bien loin d'Alvarez et sa clique, c’est certain. Qu'est-ce que je pouvais dire, de toute façon ? J'avais mis ma famille dans la
mierda. Je les ai mis en danger parce que j'ai été trop con pour réfléchir correctement. On a fait nos valises.
Mamá, Ricardo et Leonardo ont pris un avion, pour une destination que j'ignore. Quant à moi, c'est direction Silver Creek que je suis allé. Et là, on m'a proposé deux solutions : aller en taule pour les délits que j'ai commis, ou être hébergé en famille d'accueil dans un programme de réinsertion. Un genre de thérapie pour redresser le comportement. Si aucune de ces alternatives ne m'ont plu, j'ai dû faire un choix. Et c'était tout vu. Je refusais de quitter
mi familia, Evanston et la vie que je menais. Mais je n’avais pas le choix. Pour les protéger, parce que j'ai merdé, c'était la seule solution. Ma deuxième et dernière chance.
Alors j'ai fermé ma gueule, calé ma fierté au fond d'un trou, et j'ai posé mes valises chez une famille banale, simple, et assez rustique. J'ai eu une sorte de tuteur aussi, auquel je devais rendre des comptes. Participer à des réunions une fois par semaine. Tout un tas de règles bidons que je devais respecter, sinon, l'accord ne tenait plus. Chaque vendredi, j’avais droit à un seul appel pour parler à ma famille. C’était l’enfer.
Et puis enfin, la délivrance ou presque. Je suis repassé devant le juge. On m’a transféré dans le Wyoming, pour la dernière partie de ma peine. La phase de test, apparemment. Pour voir si je suis apte à retrouver une vie normale, sans replonger dans mes travers. Ca fait quatre mois déjà que je suis à North Rock Springs. J’ai vingt-quatre ans, et je suis condamné à vivre dans une nouvelle famille chargée de ma réinsertion. Les Miller, stéréotype de la famille parfaite. Une mère avocate, un père flic. Histoire de me surveiller évidemment. Une fille et un fils. Le chien dans le jardin. La grande baraque. Bref, un univers diamétralement opposé au mien. Pour l'instant, j'ai encore tout un tas de contraintes, genre un couvre-feu, et un suivi régulier avec un agent de probation. Mais on m'a dit que si tout se passait bien, il y en aurait de moins en moins. Jusqu'à retrouver ma totale liberté.
J'en vois pas le bout, de cette putain de sentence. Je suis pas certain de pouvoir y arriver. Je supporte pas qu'on contrôle ma vie, et je trouve que j'ai dû me résigner assez de fois pour le reste de mon existence. Je vais faire l'effort, pour
Mamá. Pour Leo aussi. Faut pas qu'il suive le même chemin que moi. Je vais improviser. C'est ce que je sais faire de mieux. Et on verra ce que ça donne.